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Le projet scientifique

Projet financé dans le cadre d’une Chaire Innovation de l’Institut Universitaire de France attribuée à Raphaël Maurel, Université de Bourgogne - CREDIMI

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I. Présentation du projet : définir un cadre et des outils juridiques pour les technologies quantiques et leurs utilisateurs

Les technologies quantiques sont en train de remodeler fondamentalement les paysages scientifiques, économiques et juridiques. De l'informatique quantique à la sécurisation des communications, ces technologies, encore en développement et reposant sur des principes tels que « l’intrication » et la « superposition » quantiques, présentent le potentiel de révolutionner les secteurs de la technologie de pointe, des télécommunications, mais également de la cybersécurité ou encore de la défense militaire.

Jusqu’à récemment, les technologies quantiques étaient un domaine réservé aux chercheurs spécialisés en physique et en informatique. Cependant, une véritable course aux technologies quantiques s’est développée depuis les années 2010, avec de premières réussites spectaculaires. Qu’il s’agisse du premier satellite quantique lancé par la Chine en 2016, capable d'envoyer sur Terre des photons intriqués, ou de la « suprématie quantique » que Google annonce avoir atteinte en 2019, les indices d’un passage rapide à la seconde révolution quantique (la première date des années 1930, avec la découverte des transistors) se multiplient. Les investissements massifs des États-Unis, de la Chine et des membres de l’Union européenne, notamment de la France dans le cadre du plan « France 2030 », laissent présager des évolutions importantes dans les années prochaines. Les technologies quantiques auront en effet des avantages innombrables : multiplication de la vitesse des télécommunications et des capacités de calcul informatique actuelles, sécurisation avancée des communications diplomatiques et sensibles, réduction annoncée de l’impact environnemental du numérique en sont quelques exemples concrets.

L’émergence de ces technologies soulève des questions juridiques et éthiques complexes et inédites, qui nécessitent une attention et une réglementation ciblées. Alors que l’Union européenne a légiféré en 2023 pour créer les conditions d’une « connectivité sécurisée pour la période 2023-2027 », la récente loi de programmation militaire de la France (loi du 1er août 2023) place le développement des technologies quantiques parmi les dix axes prioritaires de la période 2024-2030. À l'heure actuelle, le cadre juridique existant n’est cependant pas suffisamment complet ni adapté pour aborder les spécificités, les défis et les risques posés par les technologies quantiques. Si une course à la normalisation technique, au sein de l’ISO (Organisation internationale de normalisation) et au-delà, est déjà en cours pour déterminer quels seront les futurs standards techniques internationaux permettant l’interopérabilité des technologies quantiques, de nombreux enjeux restent ignorés. Par exemple, la réglementation en matière de cryptographie classique doit impérativement évoluer pour prendre en compte les nouvelles formes de cryptage et de sécurité des données. La question de nouvelles armes fondées sur des technologies quantiques, qu’il s’agisse de leur interdiction ou de leur limitation, doit également être posée au niveau international. L’intégration prévisible de technologies quantiques au sein de systèmes d’intelligence artificielle doit tout autant faire l’objet de réflexions éthiques et juridiques.

Dans l’ensemble, on constate une absence remarquable de lignes directrices émises par les États, les organisations internationales et les entreprises sur l'utilisation responsable et éthique de ces futures technologies, alors même que les spécialistes considèrent, depuis déjà quelques années, qu’il y a urgence à penser un encadrement normatif et à poser des lignes rouges.

Ce projet a donc pour objectifs d’apporter de premières réponses à ce besoin fort de cadres juridiques pour les technologies quantiques. Il s’agira, en premier lieu, de recenser les législations existantes, les normes privées, les chartes et autres instruments juridiques de droit international et régional qui pourraient s'appliquer aux technologies quantiques et à leurs utilisateurs, puis de dresser une cartographie des risques induits par ces nouvelles technologies. Il sera sur cette base possible d’évaluer la pertinence des normes existantes, à la lumière des spécificités techniques et éthiques des technologies quantiques, et de diffuser ces conclusions auprès des acteurs publics et privés pour informer et guider l'élaboration de nouvelles réglementations ou la modification des réglementations existantes. Enfin, il s’agira de s’appuyer sur ces conclusions proposer des lignes directrices aux acteurs publics et privées en vue d’un encadrement international et européen des technologies quantiques.

En fin de compte, ce projet vise à fournir une boîte à outils complète qui permettra aux différents acteurs de naviguer dans le paysage, qui s’annonce complexe, des réglementations entourant les technologies quantiques. Il devra également aider à anticiper les défis juridiques à venir, en offrant des solutions pragmatiques qui pourront être adaptées en fonction des avancées dans ce domaine en rapide évolution.

II. Contexte de la recherche

  1. Principaux risques induits par les technologies quantiques

Bien qu'elles ne soient, contrairement aux systèmes d'intelligence artificielle, pas encore inscrites dans notre quotidien, les technologies quantiques engendrent déjà des problématiques d'ordre éthique, technologique, et économique, qui commencent seulement à être identifiées par les chercheurs en sciences sociales1. Trois domaines en particulier doivent retenir l'attention, en ce qu'ils font l'objet de la majorité des recherches actuelles :  la détection (capteurs quantiques), la communication et l'informatique quantiques.

Les capteurs quantiques, qui relèvent de la science de la mesure (métrologie), font l'objet de l'attention particulière de certains états en matière militaire, comme le Canada2. Les capteurs quantiques, utilisent les propriétés de la mécanique quantique pour mesurer de manière extrêmement précise des variables physiques comme la température, la pression, les vibrations ou les modifications des champs magnétiques. Une application classique de la détection quantique est la création de l'horloge atomique au milieu du siècle dernier, qui a permis de définir internationalement la seconde. La seconde révolution quantique prévoit d'aller beaucoup plus loin dans l'utilisation de cette connaissance. Il s'agit de tourner la sensibilité extrême des états quantiques à leur environnement en avantage, pour développer des outils de détection puissants : radars quantiques, navigation, bio imagerie, surveillance d'infrastructures ou de l'environnement sont quelques exemples d'applications. Au-delà des enjeux militaires évidents, leur utilisation pose néanmoins des risques très significatifs en matière de vie privée et de surveillance, car ils pourraient permettre une collecte de données sans précédent sur les individus, populations ou systèmes informatiques. Leur précision et leur sensibilité exacerbées doivent également interroger quant à la sécurité de ces systèmes, susceptibles d'être détournés à des fins malveillantes telles que l'espionnage industriel ou militaire, posant ainsi de sérieux enjeux de sécurité nationale comme internationale.

Les communications quantiques, qui font l'objet de recherches poussées en particulier par la Chine, visent à utiliser les principes de la mécanique quantique pour sécuriser et transmettre de l'information de manière infiniment plus rapide, plus sûre et plus efficace que les méthodes classiques. Il s'agit d'appliquer aux communications le principe de l'« intrication », c'est-à-dire, en physique quantique, le fait que l'état de deux particules (ou plus) est lié de telle manière que l'état de l'une dépend instantanément de l'état de l'autre quelle que soit la distance qui les sépare, de sorte qu'en mesurant l'état d'une particule intriquée, il est instantanément possible de connaître l'état de sa jumelle – même si elle est éloignée de plusieurs milliers de kilomètres. L'application de ce principe aux communications permettra non seulement de rendre extrêmement difficile toute interception, mais également de garantir que les messages transmis ne seront pas interceptés sans que leurs destinataires en soient informés, ce qui garantit une sécurité virtuellement absolue des échanges. Ces technologies, d'usage a priori pacifique, rendront néanmoins obsolètes les méthodes actuelles de surveillance et d'interception légales. L'enjeu est également sociologique et éthique : la mise en place d'un réseau de communication quantique nécessitera une infrastructure coûteuse, ce qui ne manquera pas d'accentuer les disparités numériques entre les pays développés et en développement. Le développement d'un Internet quantique, sur la base de cette technologie, risque par ailleurs de générer une fragmentation inédite de l'Internet classique dont les effets sont à ce jour difficilement prévisibles – de la même manière qu'il était difficile d'anticiper, à ses débuts, ce que deviendrait l'Internet actuel. Autrement dit, les communications quantiques risquent de provoquer une nouvelle fracture numérique majeure.

L'informatique quantique, enfin, se concentre autour de l'ordinateur quantique, objet d'une course technologique entre les états-Unis, l'Union européenne et la Chine. Les ordinateurs quantiques, dont le développement est pour l'instant freiné par des complexités techniques, sont des machines de calcul qui reposent sur plusieurs principes de la mécanique quantique. Alors que les calculs opérés par l'informatique classique reposent sur des successions de « bits » (qui sont soit des 0, soit des 1), le principe de superposition quantique implique qu'une particule quantique (comme un « Qubit », l'unité de base de l'informatique quantique) existe dans plusieurs états simultanément. Autrement dit, un Qubit peut être à la fois 1 et 0, ce qui permettra à un ordinateur quantique fondé sur ce principe de traiter un grand nombre de possibilités en même temps, et d'offrir ainsi une puissance de calcul incommensurablement supérieure à celle des ordinateurs classiques, à tout le moins pour certaines tâches. L'ordinateur quantique exploite également le principe d'intrication, essentiel pour coordonner et lier les états de Qubits séparés. L'une des grandes incertitudes en matière d'informatique quantique repose justement sur le point de savoir si les chercheurs parviendront à intriquer suffisamment de Qubits (Pasqal annonce, en 2023, parvenir au nombre de 300) pour parvenir à créer un ordinateur quantique, ou s'ils se heurteront auparavant à une limite fondamentale encore inconnue de la physique quantique. Face aux risques générés par l'informatique quantique, il convient néanmoins, comme en sciences « dures », de faire l'hypothèse que ceux-ci seront opérationnels dans les années ou décennies qui viennent.

L'un des risques principaux associés à leur développement est la possibilité de casser aisément la plupart des algorithmes de chiffrement actuels. Bien que des solutions de cryptographie quantique (s'appuyant sur les principes de la physique quantique pour protéger les chiffrement actuels) et de cryptographie post quantique (s'appuyant sur des algorithmes classiques censés résister aux attaques quantiques, en exploitant certaines limites prévisibles des ordinateurs quantiques) soient en cours de développement, les risques pour la sécurité de tous les systèmes informatiques sont majeurs. Ils sont par ailleurs actuels, car bien que les ordinateurs quantiques ne soient pas encore opérationnels, le phénomène de décryptage rétroactif, c'est-à-dire le fait pour des individus ou groupes d'individus de stocker aujourd'hui des informations cryptées pour les décrypter a posteriori à l'aide de méthodes quantiques encore inexistantes, est certainement déjà à l'œuvre et difficilement évitable. Ce dernier point justifie, à lui seul, une anticipation de la part des états, même si les risques liés à l'émergence future des ordinateurs quantiques sont nombreux et, à l'heure actuelle, non parfaitement cartographiés.

Au-delà des enjeux de l'utilisation de ces technologies, la question de leur accès, susceptible là encore de générer un véritable fossé technologique, doit également être anticipé. Il est en effet à craindre que certains acteurs privés, à la pointe des recherches en la matière, monopolisent le marché et se reconnaissent, de la même manière que les réseaux sociaux ont pu le faire, un nouveau pouvoir de régulation de l'informatique quantique. Une grande part de l'innovation dans le domaine de l'informatique quantique est déjà menée par le groupe des « MAGIIQ » (Microsoft, Amazon, Google, IBM, Intel et Quantinuum). Comme le relèvent justement Tina Dekker et Florian Martin-Bariteau, la domination du marché du quantique soulève et soulèvera des préoccupations majeures en matière de concurrence mondiale et d'éthique à l'ère quantique3, dans la mesure où il paraît hautement souhaitable de garantir un accès de tous les états et populations à ces technologies. Cela ne peut se faire que par le biais d'instruments juridiques encore inexistants.

  1. Problématiques juridiques

Les risques induits par le développement des technologies quantiques engendrent des problématiques juridiques binaires. Certaines sont inédites et peu ou pas appréhendées tant par les législateurs nationaux que par les débats internationaux. D'autres ne sont que le prolongement de problématiques juridiques existantes, qui se trouvent particulièrement mises en lumière à l'occasion de cette nouvelle révolution quantique.

Le développement des technologies quantiques implique d'abord le développement d'infrastructures physiques, entraînant une première série de problématiques juridiques. La question de l'impact environnemental et humain des infrastructures quantiques, qui utiliseront des semi-conducteurs mais également des supraconducteurs dont l'extraction et l'assemblage font l'objet d'un marché mondial dynamique, doit d'abord être posée. Si les infrastructures quantiques sont censées réduire l'impact environnemental des nouvelles technologies, leur développement massif pourrait contribuer, du fait d'un « effet rebond » (ou paradoxe de Jevons) dorénavant connu, à des dégradations de l'environnement, de sorte que les législateurs pourraient se saisir en amont de cet enjeu. De manière plus évidente, les transformations infrastructurelles nécessaires à l'établissement de réseaux quantiques auront des impacts sur le droit des télécommunications et sur la normalisation technique des matériaux, câbles et supports employés. à cet égard, le National Institute of Standards and Technology (NIST), l'institut américain de normalisation, a d'ores-et-déjà commencé à définir les futures normes mondiales en matière quantique4, en misant sur un alignement ultérieur des acteurs rejoignant tardivement le marché. L'ISO (Organisation internationale de standardisation), qui n'aborde pour l'instant le sujet que sous l'angle des nanotechnologies5, jouera certainement un rôle majeur dans la normalisation des infrastructures quantiques. Fruits des rapports de force entre les conceptions européenne, nord-américaine et chinoise, la fabrique des futures normes internationales soulève la question, politique et juridique, de la place respective des états et des acteurs privés dans la standardisation technique mondiale. Dans le même ordre idées, il n'est pas inconcevable que, sur le modèle de l'Internet Engineering Task Force (IETF) créée pour développer des standards dédiés au fonctionnement d'Internet, de nouveaux consortiums de standardisation émergent pour traiter des questions spécifiquement liées à l'interopérabilité des technologies quantiques, ce qui soulève la question de la gouvernance des réseaux quantiques au sens large.

Par ailleurs, l'essor des infrastructures quantiques risque de mener à des concentrations de marché ou à des pratiques anticoncurrentielles, nécessitant une vigilance spécifique des régulateurs en matière de droit de la concurrence, tandis que le développement de ces technologies, à l'évidence stratégiques, attire des investissements étrangers et soulève des questions de sécurité nationale en droit international économique et des investissements étrangers. Cette question amène à celle, liée, de la manière dont le développement des technologies quantiques influera sur l'exercice des compétences souveraines de l'état. En la matière, l'impact du développement de nouveaux outils quantiques est particulièrement préoccupant en matière de sécurité internationale et de diplomatie. Les ordinateurs quantiques confèreront en effet à leurs propriétaires un avantage considérable en matière de renseignement, mais également des capacités d'intrusion dans les systèmes de sécurité et de défense de nombreux états. D'une part, le contrôle des activités numériques et ingérences étrangères sur les sols nationaux sera complexifié. D'autre part, les attaques quantiques menées sur les infrastructures de défense nationale, nucléaires ou non, sont des inquiétudes majeures et pourraient constituer une menace à la paix et à la sécurité internationales inédite, justifiant l'élaboration de nouvelles règles internationales. L'utilisation de technologies quantiques dans le cadre de conflits armés, par exemple au support de drones armés déjà équipés de systèmes d'intelligence artificielle, soulève également des questionnements juridiques en droit des conflits armés et en droit international humanitaire, l'interdiction ou la rationalisation d'armes quantiques devant faire l'objet de réflexions et de débats. Le contrôle de technologies quantiques avancées est en tout cas amené à devenir, à court terme, un élément incontournable dans les relations de pouvoir internationales, incitant les états à réévaluer leurs stratégies de défense et de sécurité et, le cas échéant, les instances internationales chargées du maintien de la paix et de la sécurité internationales – à commencer par l'Organisation des Nations Unies – à s'en saisir.

Enfin, et sans qu'il soit possible de se montrer exhaustif à ce stade, le développement des technologies quantiques soulève des interrogations et inquiétudes, au niveau national comme international, en matière de droits fondamentaux. Outre les enjeux, classiques, soulevés par le déploiement des infrastructures quantiques en matière de respect des droits des travailleurs dans le cadre de l'extraction des minerais et des droits environnementaux de manière générale, les technologies quantiques, bien que promettant un niveau de sécurité inédit, soulèvent d'abord des questions relatives à la surveillance gouvernementale et au respect du droit à la vie privée. Les possibilités offertes par les technologies quantiques, en termes de traitement et de transmission de l'information, étendront considérablement la portée et l'efficacité des mesures de surveillance étatique, ce qui remettra au centre des débats nationaux de sujet de l'équilibre à trouver entre la sécurité et la protection des libertés individuelles. Par ailleurs, la capacité des technologies quantiques à déchiffrer des systèmes de cryptographie traditionnels menacera l'anonymat et la confidentialité des communications, au risque d'entraver la liberté de la presse, le secret professionnel et, potentiellement, la liberté d'expression.

Ces sujets, qui ne couvrent pas l'intégralité des problématiques juridiques soulevées par les technologies quantiques, sont pour l'instant peu ou pas traitées par les états et organisations impliquées dans la recherche quantique. Pourtant, les tâtonnements de la régulation des réseaux sociaux comme de l'intelligence artificielle montrent que le développement des technologies quantiques devrait intégrer, dès leur conception (« by design »), ces questionnements, en favorisant une indispensable coopération mondiale – les réseaux quantiques étant destinés à des usages par nature transnationaux. Les dilemmes éthiques que posent l'utilisation militaire et civile de l'intrication et de la superposition quantiques, fondements de ces technologies, devraient donc faire l'objet dès maintenant de bornages juridiques.

  1. Réglementation balbutiante mais croissante

L'annonce, en 2016, du lancement par la Chine d'un satellite capable d'envoyer sur Terre des photons intriqués a généré une prise de conscience mondiale de l'importance d'investir massivement dans la recherche quantique. La même année, un « Manifeste Quantique » a été proposé en vue d'une stratégie commune de l'Union face à le seconde révolution quantique6. Sur cette base, l'Union européenne a lancé en 2018 le Quantum Technologies Flagship, initiative de recherche dotée d'un budget d'un milliard d'euros, puis, dans le cadre de l'entreprise commune européenne pour le calcul à haute performance (EC EuroHPC), des travaux en vue de parvenir à la mise au point d'ordinateurs quantiques ont été lancés. Le 13 juin 2019, une déclaration visant au développement d'une infrastructure de communication quantique couvrant l'ensemble de l'UE (EuroQCI) est signée par sept états membres et prévoit la couverture, par l'Union, de cinq domaines : la communication quantique, l'informatique quantique, la simulation quantique, la métrologie et la détection quantiques, ainsi que la science fondamentale des technologies quantiques7. Ces enjeux ambitieux sont déjà traduits par plusieurs textes renforçant et développant les infrastructures existantes, qu'il s'agisse de l'industrie spatiale européenne (Règlement sur la connectivité sécurisée en 20238) ou de celle des semi-conducteurs (Règlement sur les puces également en 20239), ou appelant les états à se protéger d'investissements étrangers invasifs en matière de technologie quantique10.

Ces textes européens, d'application directe en France s'agissant des deux règlements, sont complétés par un virage stratégique dans l'Hexagone. L'enjeu quantique apparaît en effet au centre de la loi relative à la programmation militaire pour les années 2024 à 203011, qui place d'une part les capteurs à l'ère des technologies quantiques, d'autre part le calcul quantique au service de capacités souveraines comme le renseignement ou la dissuasion, parmi les dix axes prioritaires du développement militaire de la décennie. à l'étranger, le quantique fait également son apparition dans les législations ou les stratégies militaires. Aux états-Unis, le National Quantum Initiative Act de 2019 crée ainsi le National Quantum Initative Advisory Committee, organe de conseil direct du Président visant à assurer le leadership des états-Unis dans le domaine de la science de l'information quantique et de ses applications technologiques – mission qualifiée de « priorité nationale importante et durable » par un Executive Order de mai 202212. Au Canada, la Stratégie quantique nationale de 2023 trace une feuille de route pour développer un leadership canadien sur la détection et les capteurs quantiques (notamment pour le positionnement, la navigation et la synchronisation), les communications quantiques, l'informatique quantique, les simulations et les algorithmes quantiques, laissant présager de futures législations en la matière. La publication croissante de stratégies nationales quantiques d'autres états (Corée du Sud en avril 2021, Japon en avril 2022, Royaume-Uni en mars 2023, Allemagne en avril 2023, Australie en mai 2023, etc) démontre une prise de conscience mondiale et une mobilisation internationale annonciatrice d'un besoin prochain de lignes directrices fondées sur le droit.

Il apparaît donc que les technologies quantiques font d'abord leur apparition, au niveau national, dans le domaine de la recherche militaire et civile, mais qu'elles présentent également des possibilités de commercialisation et d'utilisations civiles nécessitant des harmonisations au niveau européen. Pour autant, aucune de ces approches ne traite directement des enjeux juridiques identifiés plus haut, ce qui peut être justifié par l'incertitude quant à l'imminence, ou non, du fonctionnement de ces technologies.

  1. Risque de régulation dans l'urgence

à l'heure actuelle, il n'existe pas de lignes directrices quant au cadre éthique et juridique du développement des technologies quantiques. Les entreprises spécialisées dans le domaine quantique sont les acteurs les plus aptes à agir pour prévenir, dès la conception, un certain nombre de difficultés qui ne manqueront pas de naître – par exemple en matière d'Internet quantique. Toutefois, en l'absence de cadres éthiques et juridiques nationaux et internationaux, ils le font ou le feront sur le fondement de leurs propres référentiels, dont il faut déterminer s'ils sont conformes aux attentes légitimes de la communauté internationale.

Nous courrons donc le risque d'une réaction juridique tardive et d'un droit post-régulatoire adopté en urgence, face à des phénomènes qu'il aurait été possible d'anticiper. Des exemples, dans l'Histoire, montrent justement qu'une anticipation technologique par le droit peut produire des effets remarquables. On pense, parmi tant d'autres, au Traité sur l'espace extra-atmosphérique de 1967 lequel, deux ans avant que l'Homme pose un pied sur la Lune, garantit l'utilisation pacifique de l'espace et crée un mécanisme de contrôle international futuriste pour éviter – avec un relatif succès – sa militarisation. Autrement dit, le risque de régulation dans l'urgence est évitable.

III. État de la pratique et domaines propices à l’innovation

Très peu de travaux doctrinaux [au moment du dépôt du projet, à l’automne 2023] sont consacrés à l’encadrement des technologies quantiques ou de leur développement scientifique. La recherche est davantage active sur ce point sur le continent américain13. Mener une réflexion poussée sur cette problématique, en France et sous l’angle du droit, apparaît essentiel pour anticiper les défis causés par l’inévitable rôle des technologies quantiques dans notre futur quotidien.

  1. Identifier les risques liés aux technologies quantiques

Il ressort des premiers travaux doctrinaux et d’échanges oraux réalisés avec des physiciens en optique quantique qu’il n’existe pas de cadre éthique ni juridique spécifique applicable au développement de technologies quantiques. Les idées de de « technologies quantiques responsables » ou encore de « politique d’innovation quantique responsable » émergent au sein de travaux académiques – notamment canadiens – mais ne semblent pas encore avoir de retentissement au niveaux français, européen et international. Pourtant, les entreprises françaises – comme Pasqal, Siquance, Aqemia ou encore Alice & Bob – figurent parmi les leaders mondiaux de la recherche en matière quantique, de sorte que la France est particulièrement concernée par ces enjeux. Il y a donc là un domaine particulièrement propice à l’innovation, consistant à analyser de manière partenariale les risques et de définir le cadre d’un développement quantique responsable.

  1. Définir des lignes rouges communes

Comme cela a été mentionné plus tôt, les technologies quantiques auront des impacts militaires et civils significatifs. Aussi les États et les entreprises spécialisés dans les technologies quantiques se retrouveront-ils inéluctablement impliqués dans des réflexions communes quant aux limites à poser au développement et à l’utilisation de ces nouveaux outils. Dans l’intérêt général, il est proposé de mener une réflexion sur les principes que devraient respecter le développement et l’usage de ces futures technologies – la distinction développement / usage paraissant, à première vue, indiquée mais pouvant être réévaluée au cours de la recherche. On pense, de prime abord, à la nécessaire réaffirmation de l’utilisation pacifique et conforme au droit international de toute technologie quantique, mais également et de manière plus large à une possible déclaration internationale de principes pour un monde quantique sûr.

Les objectifs du projet de recherche seront plus précisément les suivants : 1) recenser les risques, pour les sociétés démocratiques, le respect du droit international et des droits fondamentaux, qu’induisent tant le développement que les futurs usages des technologies quantiques ; 2) analyser de manière critique la manière dont les entreprises et les pouvoirs publics, nationaux et internationaux, anticipent ces risques et les intègrent à leurs stratégies et législations ou non ; 3) contribuer à définir de manière pluridisciplinaire un cadre éthique, juridique et technique susceptible de s’appliquer au développement et à l’usage des technologies quantiques à l’échelle française, européenne et internationale ; 4) diffuser ces connaissances et réflexions auprès des acteurs privés et publics mais également du grand public, afin de créer les conditions d’un débat démocratique sur ces technologies et leurs usages ; 5) contribuer à une réflexion internationale, tenant compte des différences de cultures juridiques, en vue de l’élaboration d’un socle commun de règles et pratiques applicables à ces technologiques qui, par essence, transcenderont les frontières.

IV. Méthodologie – feuille de route

  1. Identifier de manière systématique les acteurs impliqués le développement des technologies quantiques, incluant les entreprises, centres de recherche, États ou encore collectivités.
  2. Déterminer et répertorier les risques associés à ce développement, en termes économiques, psychologiques, démocratiques, géopolitiques, commerciaux ou encore écologiques (liste non exhaustive).
  3. Établir et tenir à jour un corpus de textes nationaux et internationaux relatifs à l’encadrement des technologies quantiques, pour analyser leurs convergences et divergences et les inclure dans une base de données qui, une fois aboutie, sera rendue accessible au plus grand nombre. Effectuer de manière continue un travail de veille et d’analyse critique, sous forme de publications scientifiques ou grand public, de ces textes.
  4. Créer un Centre d’étude des évolutions des technologies quantiques (CevoteQ) sous forme de réseau international, rassemblant, de manière transversale et transdisciplinaire, des chercheurs de différentes nationalités et cultures, ayant pour objet la diffusion du corpus et d’analyses liées à l’anticipation des risques liés aux technologies quantiques.
  5. Mener des auditions et entretiens, en France et à l’étranger, sur ces thématiques.
  6. Organiser des rencontres (tables rondes, séminaires, cycles de webinaires) pour associer une réflexion individuelle à des échanges collectifs, en favorisant la présence d’acteurs économiques et de représentants du secteur public de différentes nationalités.
  7. Dans le cadre du CevoteQ ou au-delà et en lien avec les entreprises, pouvoirs publics et organisations de la société civile, rédiger des propositions concrètes en vue d’encadrer ces technologies.
  8. Valoriser la recherche par des publications scientifiques et des ouvrages grand public, des tribunes dans la presse spécialisée ou grand public, et des conférences.

1 V. notamment Tina Dekker, Florian Martin-Bariteau, « Regulating Uncertain States: A Risk-Based Policy Agenda for Quantum Technologies », Canadian Journal of Law and Technology, vol. 20:2, 2022, p. 179.

2 Gouvernement du Canada, Stratégie de sciences et technologies (S et T) quantiques du ministère de la Défense nationale et des Forces armées canadiennes (MDN/FAC). Se préparer à des ruptures technologiques dans l’environnement opérationnel futur, 2021.

3 Idem.

4 Voir « La stratégie quantique française », Rapport n°377 (2021-2022) de MM. Gérard LONGUET, sénateur et Cédric VILLANI, député, fait au nom de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, déposé le 20 janvier 2022.

5 La norme ISO/TS 80004-12:2016 inclut une partie 12 sur les « Phénomènes quantiques dans les nanotechnologies », qui apporte des définitions internationalement admises de certains phénomènes quantiques

6 Quantum Manifesto for Quantum Technologies, 2016.

7 Commission, « The future is quantum: EU countries plan ultra-secure communication network », 13 juin 2019, en ligne : https://digital-strategy.ec.europa.eu/en/news/future-quantum-eu-countries-plan-ultra-secure-communication-network.

8 Règlement (UE) 2023/588 du Parlement européen et du Conseil du 15 mars 2023 établissant le programme de l’Union pour une connectivité sécurisée pour la période 2023-2027.

9 Règlement (UE) 2023/1781 du Parlement européen et du Conseil du 13 septembre 2023 établissant un cadre de mesures pour renforcer l’écosystème européen des semi-conducteurs et modifiant le règlement (UE) 2021/694 (« règlement sur les puces »).

10 Règlement (UE) 2019/452 du Parlement européen et du Conseil du 19 mars 2019 établissant un cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers dans l’Union, article 4.

11 Loi n°2023-703 du 1er août 2023 relative à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030 et portant diverses dispositions intéressant la défense.

12 Executive Order 14073 of May 4, 2022.

13 Outre la référence précitée (Tina Dekker, Florian Martin-Bariteau), v. notamment Mauritz Kop, « Establishing a Legal-Ethical Framework for Quantum Technology », Yale Journal of Law & Technology (YJoLT), The Record, 2021 ; Valentin Jeutner, « The Quantum Imperative: Addressing the Legal Dimension of Quantum Computers », Morals & Machines, n°2021(1), pp. 52-59 ou encore Mauritz Kop, Mateo Aboy, Eline De Jong, Urs Gasser, Timo Minssen, I. Glenn Cohen, Mark Brongersma, Teresa Quintel, Luciano Floridi, Ray Laflamme, « Towards Responsible Quantum Technology », Harvard Berkman Klein Center for Internet & Society Research Publication Series, #2023-1, Harvard University 2023, 22 p.